Comment ne pas dériver dans ce monde ?
Ou comment prendre place dans ce monde ?
Nous y sommes tous convoqués,
avec ou sans la possibilité de le faire harmonieusement.

J’ai le sentiment d’avoir erré autour de la forteresse du collectif,
à la recherche d’une porte d’accès,
pendant les 47 années qui viennent de s’écouler.

J’y ai pris place comme beaucoup d’entre nous
dès mon entrée à l’école,
puis en intégrant plus ou moins des réseaux,
et ensuite en allant m’acquitter de missions rémunérées.

Mais ai-je vraiment pris place en suivant cette ligne commune ?
Oui et non.
J’y ai pris place par nécessité,
pour répondre à mes besoins essentiels.
Mais pas pour contribuer véritablement au monde.

Tout dépend de la base,
de notre rapport à la vie, à la mort,
et de notre entrée dans le réel.
Fut-elle tranquille ou fracassante ?

Pour certains d’entre nous, ce n’est pas si simple.
Si le réel s’impose à nous en frappant trop fort, trop tôt,
on ne peut plus rentrer par les portes principales.

On se renferme, on se barricade intérieurement,
on s’évade ou on se cache de soi-même
pour éviter toute confrontation fatale.

On va dans le collectif par nécessité,
mais jamais pleinement.
À un niveau, on cherche un accès, un possible.
Le risque de se laisser entraîner est grand,
car les forces qui rôdent à la marge du système sont puissantes.

L’ Île aux morts d’Arnold Böcklin
m’a montré une autre voie d’entrée,

la seule dont je dispose.
Celle de mourir à moi-même.

J’ai vécu la nécessité de ne pas être vue parfois.
J’ai beaucoup exploré la nuit, d’ailleurs.
Je vivais pleinement à l’ombre de la lumière du jour,
car j’y trouvais un refuge paisible.

En cause ?
Un œil ouvert au réel, l’autre fuyant, fragmenté.
Incapable de fixer, de saisir,
il capte une partie de la périphérie,
comme s’il ne voulait pas voir.

La science y voit une amblyopie.
Un relâchement, une faiblesse.
Moi j’y ai vu une peur bleue.

Ma peau bleuissait au froid.
Peau fine, filtre mince entre le dehors et le dedans,
et du dedans vers le dehors.
Une perception toujours un peu à vif.

Les moqueries ont visé cet œil rentré,
ce visage à part.
Elles ont creusé dans la faille déjà ouverte,
renforcé l’angoisse de ne pas voir ce que l’autre voit.

Je suis descendue dans l’obscurité
pour voir les reflets insoupçonnés du réel.
Je m’efforce depuis de les faire éclore en pleine lumière,
dans ma conscience,
et peut-être dans la vôtre.

Voyez ce que cette fragmentation a révélé.
Voyez comment la blessure est devenue passage,
et le passage, remontée.

Tout au fond,
il y avait la source féconde de ma contribution au monde.

J’y ai trouvé la manière de prendre place parmi vous,
une porte d’accès vers le collectif.
Un processus de descente parfois étroit,
mais j’y descends quand même,
pour aller voir ce qui n’est pas dit en pleine lumière.

À la base,
je cherchais juste une réponse à vos moqueries.
Rien de plus.
Et finalement, j’y ai trouvé tellement plus grand.
Tellement plus beau aussi.

Des évidences,
comme des éclats de conscience,
qu’on se garde bien, dans la normalité, d’aller côtoyer.

Je les ramène pour vous les présenter,
et pour, un jour,
pouvoir choisir en pleine conscience
l’orientation de ma vie.

Comment ne pas dériver dans ce monde ?

En ne cessant jamais de chercher quelle contribution on peut lui apporter.

En ne renonçant jamais à prendre place.
pour une cause plus grande que soi.

En vivant chaque expérience,
non pas comme une punition,
mais comme la promesse de rencontrer l’évidence,
un jour.

En voyant qu’on s’identifie à un néant,
projeté sur les autres.

En se connectant à une présence,
après la tempête.
Pour ne plus jamais être désorienté par une boussole,
qui se convainc toute seule qu’elle sait.

C’est en quittant ce point fixe et fictif,
en lâchant nos certitudes,
jusqu’à arracher chaque racine,
que toute notion de « je suis » se dissout.

C’est en se mettant au service du grand mystère
que la présence est.

Categories: Passages

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