On s’est vus,
et j’ai cru que ça suffisait.
Ce regard, posé là où personne ne s’était arrêté,
me donnait l’assurance d’être comprise, accueillie.
On venait de la même faille,
mais ce regard n’a fait que traverser.

Je suis restée encore un temps avec l’idée d’un “nous” plus fort,
pendant que toi, tu vivais dans un “je” effondré.

Cette rencontre m’a fondée.
Pas comme on bâtit une maison, non.
Comme un pieu qu’on enfonce dans la terre pour dire :
c’est ici que commence la douleur fondatrice,
celle qui initie.

Je me suis sentie responsable de ta chute,
pour t’avoir quitté.
Je n’ai cessé de croire que tu pouvais être un père debout,
car tellement essentiel,
ultime.

Mais tu m’as aussi convaincue que ta souffrance
était une conséquence de la mienne.
Il m’a fallu du temps pour voir que tu te jouais de celle des autres.
Il m’a fallu encore plus de temps pour voir l’inimaginable :
que tu te jouais aussi de celle de ton fils.

J’ai mis des années à comprendre
que tu étais déjà tombé bien avant moi.
Que je n’avais été ni ton salut,
ni ta perte.
Que ton fils n’avait été ni ton salut,
ni ta perte.

Quand tu t’es couché dans ta douleur,
tu as laissé ton fils sans aucun recours.
Car comment détourner le regard
quand un père se détruit avec autant de sarcasme,
parfois même de vengeance ?

Ce qui m’a fondée dans ce parcours avec toi,
c’est le poids.
Celui de ton absence
et celui de ta présence.

Il m’arrivait aussi de t’entendre parfois,
la part d’enfant, je crois,
mais elle me parlait en échos,
quand moi je criais dans le vide.

J’ai cherché d’autres noms susceptibles de pouvoir relever le tien.
J’ai même frappé à certaines portes du système,
pour trouver des béquilles provisoires.
Je me suis livrée, rendue, dans toute ma fragilité,
dans toute la défaillance de ma jeunesse,
auprès de la justice,
pour que notre fils puisse quand même grandir.

Et je me suis confrontée à la justice de l’Homme.
À un de ses nombreux reflets,
tout aussi déloyale,
pervertie,
et déshumanisée.

Aujourd’hui, je ne cherche plus à soulever notre fils
pour qu’il se remette debout,
car je n’ai plus la force de le faire.

Aujourd’hui, je l’ai ramené avec moi sur le rivage.
Et je le laisse trouver par lui-même
la manière dont il portera ton nom,
la manière dont il le fera sien.

J’ai brisé, par là même, le pacte qui nous reliait.
Et je suis toujours debout, plus vivante que jamais.

Categories: Passages

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